Les amis parisiens de George SAND

Autour de George Sand

 

Notre regretté Président d’Honneur, Pierre de Boisdeffre avait consacré plusieurs ouvrages à George Sand. L’amicale a tenu à rappeler son souvenir en reproduisant un article exclusif publié dans le numéro trimestriel Hiver 1999 de Berry Magazine qui a bien voulu nous donner son autorisation.

Les amours de George Sand – deux années orageuses avec Musset, sept année paisibles avec Chopin – n’ont cessé, depuis Elle et Lui, de défrayer la chronique. Ses amitiés sont en revanche moins connues. L’auteur d’Indiana avait pourtant le culte de l’amitié, et ses amis n’ont pas moins compté dans sa vie que ses amours. Sand a eu d’abord des compagnes de jeunesse parisiennes, au couvent des Augustines anglaises, puis ses amis de La Châtre – son demi-frère, le gros Hippolyte Chatiron, Alexis Duteil, l’avoué Planet, François Rollinat et Jules Néraud qui l’ont très vite adoptée. D’autant plus qu’elle ne s’embarassait pas du qu’en-dira-t-on, avec ses façons de collégienne, ou plutôt de collégien. Car Aurore aimait les farces et, dans les années 1820, faisait les quatre cents coups avec ses copains. Lorsqu’elle était encore la baronne Dudevant, elle n’hésitait pas à sauter sur son cheval pour aller voir ses amis de La Châtre. Les gens s’étonnaient souvent de la voir passer ainsi habillée en homme, le chapeau haut-de-forme sur la tête. Parfois encore, elle se déguisait en paysan (pantalon de drap, souliers ferrés, blouse de roulier sur un gros gilet de laine tricotée), les cheveux cachés par un bonnet de coton bleu à haute mèche rouge. Avec son frère Hippolyte – déguisé, lui, en paysanne – ils arrivaient masqués, comme ce soir de carnaval, au bal de l’Hôtel de Saint-Germain. Leur bourrée les faisait prendre pour des Auvergnats ! Ils partaient sans avoir été reconnus, réveillaient l’ami Duteil et descendaient les rues obscures, se moquant des passants, excitant les chiens, avant de reprendre le chemin de Nohant où le bon Casimir Dudevant, le mari de George, dormait du sommeil du juste : “Nous suivons les méandres de la rivière glacée… la solitude est absolue. On se dit adieu au carrefour de la Croix-Blanche, mauvais endroit hanté par les meneux de loups, mais Duteil nous raconte des légendes et nous le reconduisons jusqu’au cimetière d’où, à son tour, il revient avec nous jusqu’au grand arbre. Enfin on se sépare, en promettant le secret sur mon équipée. (…) Alors nous cessons nos chants et nos rires, nous allégeons nos pas et nous rentrons sans bruit par la fenêtre, comme nous sommes sortis.”
C’est l’époque bénie où Aurore, mal mariée, vient de rencontrer Jules Sandeau. Le “voyage de la vie en commun”, commencé avec le petit Jules, n’a pas duré trois ans. La mansarde bleue du 19, quai Malaquais (cédée par Henri de Latouche) où George s’installe, glorieuse, en pleine ascension, en octobre 1832, face à la prestigieuse corniche du Louvre, cesse bientôt d’être l’abri exclusif de leur amour. Montent d’autres visiteurs prestigieux : Balzac, Liszt, Marie d’Agoult, Marie Dorval, Sainte-Beuve, Mérimée, Lamennais, Gustave Planche ou l’Allemand Heinrich Heine.


L’adieu à Venise
Indiana vient de rendre George Sand célèbre ; Valentine, la même année, la met à la mode; elle devient une vedette de la Revue des deux Mondes (qui la publiera pendant près de quarante ans). Lélia la consacre bientôt, au moment même où elle donne congé au “petit Jules”. Balzac le lui reprochera d’ailleurs avec sévérité puis, lorsqu’il connaîtra mieux Sandeau, recueilli au moment de la rupture comme une “pauvre âme naufragée”, il félicitera George d’avoir congédié ce “fainéant”. Alors qu’elle vivait encore avec Sandeau, George avait fait signe à la comédienne Marie Dorval, qu’elle venait d’admirer dans Marion Delorme. Elle l’enleva à son amant du jour, Alfred de Vigny, grand poète, compagnon exigeant, difficile à vivre et à satisfaire. “Cette femme si simple et si belle n’a rien appris, elle a tout deviné… Il me semble que je vois mon âme”, avait murmuré George, extasiée.
La passion avec Musset puis la séparation tragique des amants n’épuisent pas le chapitre des amours de George Sand — chapitre à vrai dire inépuisable. “La postérité répétera son nom, comme ceux de ces amants immortels qui n’en font qu’un à eux deux”, avait dit Alfred. Commencé dans la joie, le voyage de noces à Venise s’acheva en tragédie. George, malade, se vit délaisser par Alfred courant les filles. Puis ce fut le tour du poète de tomber malade, soigné avec dévouement par une compagne épuisée. Celle-ci finit par le tromper avec le petit docteur Pagello et revint avec lui à Paris.
Les amants terribles renouèrent pourtant, dans la jalousie, les coups et les larmes. George, la plus lucide des deux, se refusa à “prolonger cette honte pour moi et ce supplice pour toi-même”, ainsi qu’elle l’écrit dans sa correspondance avec Alfred de Musset. Elle s’enfuit à Nohant, ce Nohant où Frédéric Chopin devait ensuite passer sept étés. Chopin, qui rêva peut-être que George Sand lui ferme les yeux dans la petite chambre où ils avaient été si heureux. (ç’aurait été un triste moment pour George mais une belle fin pour Chopin et un chapitre inoubliable dans l’histoire du cœur. Toujours est-il qu’après les déceptions de 1848, George ne veut plus être “la dupe de son cœur stupide” et se replie sur Nohant.


De belles qualités d’âme
Les amants sont partis. Restent les amis. La situation sociale des amis ne compte guère pour George qui fréquente des princes et des ouvriers. Elle bavarde avec les paysans et accueille tous ces artistes plus riches d’idées que de rentes qui viennent frapper à sa porte. Mais elle cherche aussi des talents, célèbres ou non, dès qu’ils possèdent de belles qualités humaines. Tel avait été Musset, dans ses bons jours, et Chopin, célèbre et méconnu, et plus encore Delacroix. Tels sont Balzac et Hugo. Mais trop rares sont ceux qui savent unir la bonté au génie ; ce qui était pour elle le plus grand des éloges.
Delacroix n’aimait pas Balzac. Il trouvait sont fard et ses parfums ridicules, sa canne d’ivoire prétentieuse et ses gilets roses ou jaunes du plus mauvais goût. Quant à ses plaisanteries, il les jugeait dignes d’un garçon coiffeur !
George Sand avait connu le gros Honoré chez Sandeau (il n’avait pas trente ans). Perspicace, elle avait noté que Balzac mettait sa folie dans ses costumes, dans ses beuveries et dans ses bons mots, gardant la sagesse pour son œuvre.
Elle lui était reconnaissante de n’avoir pas blâmé sa liaison avec le “petit Jules”. Au contraire, il avait trouvé George “sublime” de tout quitter pour suivre un pauvre jeune homme et partager avec lui une mansarde.
En 1832, Balzac avait publié un des premiers articles favorables à Indiana. Six ans plus tard, il descendait en Berry, chez son amie Zulma Carraud, au château de Frapesles. D’Issoudun, il vint dîner, en voisin, chez George Sand. Le gros garçon trouva “le camarade George” en robe de chambre, fumant un cigare au coin de son feu, dans une chambre solitaire. Il remarqua “ses jolies pantoufles jaunes ornées d’effilés”, ses bas coquets et son pantalon rouge. Hélas ! Elle avait maintenant un menton de chanoine. Balzac ajoutait, ce qui est moins flatteur : “Son teint bistré n’a pas varié, ses beaux yeux sont toujours aussi étincelants, elle a l’air tout aussi bête quand elle pense.” Mais il ajoute et c’est plus important : “Elle est excellente mère, adorée de ses enfants”. La conversation se prolongea, à grand renfort de plaisanterie, et de rire, si bien que Balzac resta dormir à Nohant et finalement, passa six jours chez George – il n’en avouera que trois à Eve Hanska.
De quoi discutèrent-ils ? Du mariage. George, qui sortait d’un pénible procès en séparation d’avec son mari, était contre. Balzac était pour. Il révait d’épouser la comtesse Hanska, si un jour elle devenait libre. “Je suis tout à fait pour la liberté de la jeune fille et pour l’esclavage de la femme !”
Quant à George, “son mâle était rare, voilà tout… Elle est garçon, elle est artiste, elle est grande, généreuse, dévouée ; ergo, elle n’est pas femme”. Pour quelques soirs, Honoré et George ont décidé d’accorder chastement leurs violons. Car leur mode de vie n’est pas le même. George se couche à six heures du matin et se lève à midi, “Moi, ecrit Balzac, je me couche à six heures du soir, et je me lève à minuit : mais naturellement, je me suis conformé à ses habitudes, et nous avons depuis trois jours, bavardé depuis cinq heures du soir, après dîner jusqu’à cinq heures du matin.” ”Honoré se couchera donc à l’aube et se lèvera, comme George, à midi ; tous deux feront courir leur plume toute la nuit. Balzac s’est mis d’accord avec George pour transposer les amours de Liszt et Marie d’Agoult sous un titre qu’elle a trouvé : Les Galériens de l’Amour. George, pour ne pas être en reste, lui propose de faire un livre avec leurs entretiens. Ils n’écriront ni l’un ni l’autre. Mais on retrouvera George Sand dans Béatrix et les amours de Liszt et Marie d’Agoult ne seront pas oubliés.


Avec l’altier Delacroix
Le physique d’Eugène Delacroix surprenait ses contemporains. Avec son teint bistre, ses cheveux noirs, sa moustache brève et sa barbiche en point et virgule, on lui trouvait l’air d’un hidalgo. Sa naissance était mystérieuse. On savait que son père, Charles Delacroix, ministre des Relations extérieures du Directoire, futur ambassadeur et préfet d’Empire, était à l’époque inapte à procréer. D’aucuns disaient qu’Eugène était le fils naturel de Talleyrand, ce qui n’a jamais été prouvé. On expliquait ainsi ses succès précoces, son goût pour les honneurs, et les commandes d’Etat qu’il obtint sans peine.
Conservateur en politique et en morale, Delacroix était un novateur en peinture. Il ne pensait pas comme Ingres que “ce qui est bien dessiné est toujours assez bien peint”. Son pinceau fougueux se moquait des règles et de la perspective. A trente ans, l’auteur des Massacres de Scio et de la Mort de Sardanapale, est certes célèbre mais toujours controversé. Il reçoit George dans son atelier parisien, au pire moment de la liaison de la romancière avec Musset, et fait d’elle, pour la Revue des deux Mondes, ce portrait mystérieux où elle ressemble à un jeune page.
Les portraits que Delacroix faisait de George la laissaient perplexe. Elle leur préférait les études, plus conventionnelles, de Luigi Calamatta, l’élève d’Ingres. Mais lorsqu’elle vit le peintre, à Nohant, travailler sur le motif, essayant pour la première fois de peindre des fleurs, elle changea d’avis et trouva qu’Eugène Delacroix était bien un artiste. “Je le surpris dans une extase de ravissement devant un lis jaune dont il venait de comprendre la belle architecture. Il se hâtait de peindre, voyant qu’à chaque instant son modèle, accomplissant dans l’eau l’ensemble de la floraison, changeait de ton et d’attitude. Il pensait avoir fini, et le résultat était merveilleux ; mais, le lendemain, lorsqu’il compara l’art à la nature, il fut mécontent et retoucha. Le lis avait complètement changé. Les lobes du périanthe s’étaient recourbés en dehors, le ton des étamines avait pâli, celui de la fleur s’était accusé, le jaune d’or était devenu orangé, la hampe était plus ferme et plus droite, les feuilles, plus serrées contre la tige, semblaient plus étroites. C’était encore une harmonie, ce n’était plus la même. Le jour suivant, la plante était belle tout autrement. Elle devenait de plus en plus architecturale. La fleur se séchait et montrait ses organes plus développés; ses formes devenaient géométriques ; c’est encore lui qui parle. Il voyait le squelette se dessiner, et la beauté du squelette le charmait. Il fallut le lui arracher pour qu’il ne fit pas une étude de plante en herbier.” “Les plantes d’herbier, disait-il, c’est la grâce dans la mort”. Delacroix avait rencontré Chopin chez Charlotte Marliani, confidente (un peu pipelette) de Liszt, de George et de Marie d’Agoult, en 1836. Il y avait six ans que Chopin avait quitté sa Mazovie natale, cinq ans que les troupes du tsar occupaient Varsovie. L’été 1843, Delacroix vint se reposer à Nohant où Chopin séjournait depuis 1838. Il écoutait dans le jardin les “bouffées de la musique de Chopin”. Delacroix avait fait de la musique dans sa jeunesse. Il jouait du violon et chantait. Il avait eu un vrai “coup de foudre” pour Chopin. Amour non payé de retour car Chopin n’aimait pas sa peinture. (“Il estime, il chérit l’homme, il déteste le peintre”, s’étonnait George.) Quand il n’écoutait pas Chopin, le peintre jouait au billard avec Hippolyte Chatiron, et trouvait chez les servantes des modèles pour son Education de la Vierge. Il avait fait venir ses pinceaux, mais son travail parisien lui manquait et il avait hâte de reprendre ses fresques de la bibliothèque du Sénat. Il peindrait George Sand sous les traits d’Aspasie ; Chopin sous le masque de Dante, tandis qu’il se représenterait sous les traits de Virgile. Invitation à l’immortalité… Pourtant, Delacroix n’était pas aveugle : il voyait bien les défauts de George. Il trouvait qu’elle ne “construisait” pas assez ses livres. Il se montra sévère pour l’adaptation théâtrale de Mauprat. Quant aux paysans de ses romans champêtres, il les trouvait assommants. Bref, il admirait moins George qu’elle ne le faisait de sa peinture, dont elle parlait avec divination.
Delacroix revint dix jours à Nohant en 1846. Il s’entend toujours aussi bien avec Chopin qu’il considère comme un artiste unique, “le plus vrai qu’il ait rencontré”. Mais à Nohant, en 1846, l’atmosphère a changé du tout au tout. Delacroix devine la mésentente silencieuse qui s’est introduite entre George et son musicien. Elle vient de peindre ce jeune homme “si beau, si chaste, si pieux, si poétique” sous les traits du prince Karol dans Lucrezia Floriani. Elle en fait un amoureux jaloux jusqu’à la folie d’une femme usée par les passions, qui lui ressemble étrangements, et n’hésite pas à donner lecture du manuscrit à Nohant, en présence de Chopin, que les auditeurs identifient aussitôt. Seul, Chopin ne se reconnaît pas !


L’entrée en scène de Dumas fils
Chopin, en quittant Nohant, va emporter les lettres qu’il a reçues de George. Sa sœur les recueillera après sa mort, et elles tomberont par hasard entre les mains du fils d’Alexandre Dumas, en voyage en Pologne. Après avoir consulté son père, Dumas fils ira bientôt les remettre en personne à Nohant. George Sand fera alors cette chose impardonnable impardonnable pour nous, mais à ses yeux toute naturelle. Elle jettera au feu ce témoignage de huit années d’amour !
Dumas fils encore inexpérimenté, Dumas père, pour se réconcilier avec George (il avait colporté naguère dans tout Paris le récit de la nuit manquée avec Mérimée), ont commis sans le vouloir une mauvaise action, du moins au regard de la postérité. Mais le premier, par son geste chevaleresque, a conquis l’estime de celle qu’il appellera désormais sa chère maman. Il invitera George à toutes ses générales et reviendra à Nohant se baigner dans la rivière.
Il décidera la romancière à porter à la scène Le Marquis de Villemer.


Le bon et le mauvais Théo
Après Dumas fils, Théophile Gautier le bon Théo, comme on l’appelle à Paris, s’est permis d’éreinter les pièces de la romancière, mais elle ne lui en a pas gardé rancune. Elle l’a même invité à Nohant, et Théo, en vraie pipelette, s’est empressé de raconter tous les détails de sa visite au dîner des Goncourt.
L’hospitalité de Nohant ? Celle d’un couvent de frères moraves ! Quel est le plaisir de la société sandienne ? “Ce sont des plaisanteries stercoraires”.
La bonne dame lui rendra la politesse lorsqu’elle ira lui rendre visite à Paris. Elle dénombrera ses chats, son chien, ses filles et sa femme avec cette conclusion “Dieu que ça pue là-dedans ! On sent la pisse de chat du bout de la rue !”
Pourtant, au dîner Magny, elle le trouvait“ éblouissant et paradoxale”. Et le bon Théo, sans vouloir imiter George, admirait l’incroyable puissance de travail de la romancière, qui remontait “faire de la copie” tout l’après-midi, et recommençait à minuit pour ne s’arrêter qu’au matin. “La copie est une fonction chez Madame Sand”, soupirait le gros paresseux.


Flaubert, un sandien de la onzière heure
Jeune, Flaubert déclarait ne s’adresser ni aux écoliers, ni aux couturières qui lisent George Sand mais aux gens d’esprit. Vingt ans plus tard, le dédain s’est mué en admiration pour celle qu’il appelle d’abord la mère Sand, puis sa chère Maître. Celle-ci répondra aux éreintements que suscite Salammbô par un véritable panégyrique. De même protestera-t-elle auprès de Buloz contre une méchante critique de la Revue des deux Mondes, en assurant que Flaubert, sans être son ami, est un homme “original et fort”. Lorsqu’ils se retrouveront aux dîners Magny, leur entente sera immédiate.
Le 24 novembre 1862 est paru Salammbô. Flaubert a quarante ans (exactement quarante-deux ans) ; George Sand vingt ans de plus. Elle a déjà derrière elle cinquante romans, sept pièces de théâtre, une vie chargée de souvenirs, d’illusions romantiques, de militantisme politique… et d’amours. Généreuse, elle plublie une défense de Salammbô, car le roman est fort attaqué, même par Sainte-Beuve. “La forme de Flaubert est belle, frappante, concise, grandiose. Son imagination est aussi féconde, sa peinture aussi terrible que celle de Dante.” Flaubert est naturellement touché. Les deux écrivains sont des non-conformistes. Sand vient de voir son œuvre mise à l’Index par un décret du Saint-Office du 15 décembre 1863. L’Eglise n’a pas pardonné les tirades anticléricales de Mademoiselle de La Quintinie.
Ceux qui s’intituleront bientôt “les deux troubadours de pendule” se retrouvent chez Magny ou au théâtre le soir d’une générale. La plus marquante : la première du Marquis de Villemers, le 29 février 1864, à l’Odéon, sonne l’heure de gloire de Sand. Venue de Nohant, elle assiste en effet à la première de sa pièce dans la loge du pince Napoléon. L’Empereur, plus ouvert que l’Impératrice, est présent, les étudiants sont venus en masse et le public lui fait un triomphe. Flaubert, ému, “pleure comme une femme”. Après le spectacle, plusieurs milliers d’étudiants poursuivront la romancière aux cris de “Vive George Sand ! Vive la Quintinie !”.
L’année précédente, George avait invité l’auteur de Madame Bovary à Nohant. Au Magny, elle retrouvait “les petits camarades” : Taine, Renan, Sainte-Beuve, Gautier, les Goncourt. Il y a, à ces dîners agités et tonitruants, deux muets : le chimiste Marcellin Berthelot et George Sand elle-même qui prèfère écouter. Puisque Flaubert tarde à venir à Nohant, c’est George qui, après un détour par Dieppe, chez Dumas fils, ira le voir à Croisset. Autant elle s’est trouvée mal chez Dumas (peu de confort ; une toilette inexistante) autant, malgré le temps affreux et un gros rhume, George se plaira à Croisset. Elle trouvera Rouen, “ces belles collines et ce grand fleuve”, ce “Moyen Age encore debout”, superbe. Pour remercier son hôte elle lui enverra ses œuvres complètes : soixante-quinze volumes, pas moins !
Flaubert n’acceptera de venir à Nohant qu’après avoir terminé — et publié — l’Education sentimentale, parue le 17 novembre 1869, chez l’éditeur Michel Lévy. Le livre sera d’abord assez mal accueilli. George Sand défend le roman bec et ongles, elle le tient pour “un beau livre, de la force des meilleurs de Balzac et plus fidèle à la vérité…”. Peu importent les éreintements qui désolent l’ermite de Croisset ! Ils sont “l’inévitable consécration d’une grande valeur. Dis-toi bien que ceux qui n’ont pas passé par là restent bons pour l’Académie”.
Enfin le troubadour Flaubert arrive en Berry, à la veille de Noël 1869. “On dîne à six heures juste, on fait l’arbre de Noël et les marionnettes pour les enfants, afin qu’ils puissent se coucher à neuf heures. Après ça, on jabote et on soupe à minuit”.
George a demandé que Flaubert vienne dès le 23 décembre. Le 24, il neige toute la journée. Gustave apporte des étrennes pour les deux petites filles. Le soir, c’est un “réveillon splendide”, avec extinction des feux à quatre heures du matin. Flaubert repartira le surlendemain, toujours sous la neige, charmé par l’hospitalité de Nohant.
Mais lui, vieil ours solitaire, serait incapable de travailler dans ce climat de fête…
Quatorze ans plus tard, Flaubert reviendra à Nohant, suivi de Tourgueniev, inséparable de Pauline Viardot qui a perdu sa beauté mais donne encore des récitals extrêmement courus et qui a maintenant deux filles de vingt ans très belles. George aime toujours son troubadour, mais elle déplore qu’il ne sache parler que littérature — et de sexe. “On vit avec le caractère plus qu’avec l’intelligence. Je suis fatiguée, courbaturée de mon cher Flaubert. Il est excellent, mais trop exubérant. Il vous brise.” Elle a reçu un autre visiteur illustre : le prince Napoléon — accompagné de sa maîtresse du jour — dont la venue en grand équipage a fort inquiété la police. Puis, il y a eu la terrible irruption du destin : une guerre perdue, un siège atroce ; la capitulation de Paris ; la Commune et la répression. Cette saison noire a gâté les derniers étés de Nohant.


Balzac déplorait que son amie n’ait pas toujours aimé “un homme qui lui soit supérieur”; Des “hommes supérieurs”, George en avait connu plus d’un et intéressé plus d’un : Balzac, Hugo, Delacroix, Flaubert, Liszt, Chopin… Parce qu’elle était éprise de grandeur et qu’elle croyait en l’amour des justes. George se montrait humble devant Hugo, devant Balzac, mais finalement de tous les écrivains de cette génération romantique n’a-telle pas été l’un des plus vrais ? Oui, George Sand a bien été le plus ardent témoin de son siècle, de ses espoirs et de ses déceptions. Balzac — encore lui — l’avait bien jugée dans Béatrix. “Elle a du génie et mène une de ces existences exceptionnelles que l’on ne saurait juger comme les existences ordinaires.”

Par Pierre de BOISDEFFRE – 2003