George Sand et le compagnonnage

Autour de George Sand


C’est grâce à Agricol Perdiguier que George Sand a écrit Le Compagnon du Tour de France. « Avignonnais-la-vertu », compagnon menuisier de Devoir de Liberté, est l’auteur du Livre du Compagnonnage, édité en 1839, et George Sand a lu avec intérêt cet ouvrage, guidée dans son approche du compagnonnage par Pierre Leroux.

 

Grâce à sa générosité, George Sand permit à Agricol Perdiguier d’effectuer un second tour de France pour prêcher la fraternité entre tous les compagnons, quel que soit leur Devoir, qu’ils soient « gavots » ou « dévorants ». Ecoutons Pierre Huguenin, dit « Villepreux-l’ami-du-trait », l’un des héros de Sand qui doit sans doute beaucoup à l’ouvrier, ami de la romancière : « Il y a une plus grande société que celle des Gavots et des Dévorants : c’est la société humaine. Il y a un maître plus illustre que tous ceux du temple et tous les rois de Jérusalem et de Tyr : c’est Dieu. Il y a un Devoir plus noble, plus vrai que tous ceux des initiations et des mystères : c’est le Devoir de la Fraternité entre tous les hommes. »

C’est une véritable amitié qui se noua entre l’écrivain, sans cesse au service d’une utopie de Fraternité et d’Egalité, et l’ouvrier compagnon. George Sand fut aussi l’amie de sa femme, Lise, à qui elle confia régulièrement des travaux de couture.
Les poètes populaires permirent à George Sand d’illustrer de façon concrète ses grandes théories sociales, et parmi eux, Agricol Perdiguier fut le premier à jouer ce rôle.

Le Compagnon du Tour de France met en scène deux compagnons, Pierre Huguenin, cité plus haut, et Amaury dit « Nantais-le-Corinthien ». A eux deux ils incarnent les déclarations révolutionnaires de George Sand : « Il faut que les gens du monde sachent qu’il y a de plus grandes idées et de plus grands sentiments dans les ateliers que dans les salons. » et « C’est dans le peuple et dans la classe ouvrière surtout qu’est l’avenir du monde. Vous en avez la foi et moi aussi :nous serons donc toujours bien d’accord sur tout ce que vous tenterez pour hâter l’enfantement de la vérité et de la justice, ces deux divinités jumelles que la sainte plèbe porte dans son sein. » C’est ce qu’elle écrivait à Perdiguier dans une lettre datée di 20 septembre 1840.


Dans son roman George Sand développe un thème récurrent dans son oeuvre, à savoir l’abolition des différences entre les classes sociales, abolition réalisée non par les violences d’une révolution, mais grâce à l’amour. Yseult, la châtelaine au nom ô combien symbolique, va aimer et vouloir épouser Pierre Huguenin, le compagnon menuisier. ; C’est faire preuve d’une grande audace. Mais celle-ci a ses limites. George Sand est aussi réaliste. Elle ne donnera jamais de suite au roman ; et Agricol Perdiguier a beau l’inciter à dire aux lecteurs « ce que deviennent l’Ami-du-Trait, Yseult, la Savinienne, le vieux comte, Mme Clicot », elle laissera prudemment l’histoire en suspens, au niveau, pourrait-on dire, d’une utopique hypothèse, d’un rêve merveilleux, mais encore, elle le sait bien, hélas, irréalisable.

Autre restriction à l’audace : ses héros ne sont pas des ouvriers ordinaires, mais des Compagnons, appartenant en quelque sorte à un ordre supérieur de la classe ouvrière.

Remarquablement documenté sur le compagnonnage – grâce à Agricol Perdiguier – le roman témoigne à la fois, comme toujours chez Sand, d’un grand réalisme et d’un idéalisme utopique : « La table était composée de compagnons des trois ordres : compagnons reçus, compagnons finis, compagnons initiés. Il y avait aussi bon nombre de simples affiliés ; car chez les gavots règne un grand principe d’égalité. Tous les ordres mangent, discutent et votent confondus. »

Si le compagnonnage l’intéresse c’est qu’il lui apparaît comme le vecteur d’une mutation de la classe populaire. C’est en lui qu’elle fonde son espoir de voir s’assumer le Peuple grâce aux vertus de l’éducation et de l’instruction, auxquelles elle a tellement cru toute sa vie. Dans le roman un compagnon dévorant déclare au gavot Pierre Huguenin, sur un ton de respect : « Vous êtes un beau parleur, à ce que je vois. Eh bien, soit ; je ne hais point les gens instruits, et j’ai cherché moi-même à secouer le poids de mon ignorance. » et plus loin encore : « N’est-ce pas vous que l’on a surnommé l’Ami-du-trait » à cause de vos connaissances en géométrie ?»


Si Pierre Huguenin est l’égal d’Yseult, la petite fille du comte, c’est qu’ils ont lu tous les deux les mêmes livres, qu’ils se sont tous les deux abreuvés aux mêmes sources du Savoir et de la Connaissance. Ecoutons Yseult s’adressant à Pierre : « Ne sentez-vous pas qu’il y a au fond de mon coeur une soif inextinguible de justice et d’égalité ? Ne savez-vous pas que toutes les lectures qui ont formé votre esprit ont formé le mien aussi ? Quelle brute perverse serais-je donc si j’avais pu lire Jean-Jacques et Franklin sans être pénétrée de la vérité ! […] Et d’ailleurs croyez-vous que je n’ai tiré du Christianisme aucun enseignement ? Nous autres femmes nous naissons et nous grandissons dans le catholicisme, quelle que soit la philosophie de nos pères. Eh bien ! l’Evangile a pour nous de grandes leçons d’égalité fraternelle, que les hommes ne connaissent peut-être pas ; et moi j’adore dans le Christ sa naissance obscure, ses apôtres humbles et petits, sa pauvreté et son détachement de tout orgueil humain, tout le poème populaire et divin de sa vie couronnée par le martyre. Si je m’éloigne de l’Eglise, c’est que les prêtres, en se faisant les ministres du pouvoir temporel et les serviteurs du despotisme, ont trahi la pensée de leur maître et altéré l’esprit de sa doctrine. Mais moi, je me sens prête à la pratiquer à la lettre. Aucune souffrance, aucune misère, aucun supplice’ ne m’effraierait, s’il fallait proclamer ma foi. Tenez, Pierre, je vous jure que je n’ai jamais songé sérieusement à ma richesse et à ma liberté sans avoir des remords, à cause des pauvres qu’on oublie et des prisonniers qu’on torture. » Ne croirait-on pas entendre parler George Sand elle-même ?

Et Pierre, plus encore qu’Amaury qui, lui, rêve d’échapper à sa condition par ses talents d’artiste, représente pour Sand l’idéal auquel doit tendre le peuple : l’alliance entre le goût du savoir et la fierté du travail manuel. Une fois de plus renons au roman et écoutons discuter les deux compagnons : « Sais-tu que ton escalier est superbe ? Tu as du talent, Pierre. Tu es né architecte comme je suis né sculpteur, et il me semble qu’il y autant de gloire dans un art que dans l’autre. Est-ce que tu n’as jamais eu d’ambition, toi ? – Tu vois bien que j’en ai, puisque je me suis donné tant de mal pour faire cet escalier. – Et voilà ton ambition satisfaite ? – Pour aujourd’hui ; demain j’aurai à faire le corps de la bibliothèque. – Et tu comptes faire toute ta vie des escaliers et des armoires ? – Que pourrais-je faire de mieux ? Je ne sais pas faire autre chose. – Mais tu peux faire tout ce que tu veux, Pierre, et tu ne veux pas rester menuisier, j’espère ? – Mon cher Corinthien, je compte rester menuisier […] Mon intelligence ne me porte pas vers les oeuvres d’art, comme tu les entends ; je suis peuple, je me sens ouvrier par tous les pores. Une voix secrète, loin de m’appeler dans le tumulte du monde, murmure sans cesse à mon oreille que je suis attaché à la glèbe du travail, et que je dois peut-être y mourir. »

Pour George Sand Le Compagnon du Tour de France est une glorification du travail manuel et l’expression de sa foi dans l’éducabilité de l’homme.

Danielle BAHIAOUI – 2003