Autour de George Sand
Blaise Bonnin et les autres…
alias George Sand
George Sand a toujours voulu mettre sa plume au service des plus faibles, des plus démunis socialement : le peuple et les femmes, qu’elle rassemble souvent sous la même bannière. Tous les deux laissés dans l’ignorance, tous les deux exploités et écrasés, tous les deux relégués au ban de la société qui ne leur reconnaît aucun droit.
Déjà dans une lettre à son fils datée du 6 novembre 1835, elle écrivait : « […] car le peuple est faible à cause de son ignorance, et parmi ceux qui pourraient prendre son parti et le secourir par leurs lumières, il en est un sur mille qui préfère le plaisir de faire du bien à celui d’être riche et comblé d’amusements et de vanité. […] Tu vois quel est l’avantage et la nécessité de l’éducation, puisque sans elle, on vit dans une espèce d’esclavage, puisque tous les jours un paysan sage, vertueux, sobre, digne de respect, est dans la dépendance d’un homme méchant, brutal, injuste, mais qui a sur lui l’avantage de savoir lire et écrire ». Et son fils n’a que 13 ans ! C’est dire assez l’intérêt obsessionnel qu’elle a et aura toute sa vie pour l’instruction, qui est le vrai et le seul pouvoir.
Ecrire pour eux, c’est bien. Elle va le faire à travers ses romans et ses écrits politiques, mais aller plus loin encore. En attendant qu’ils soient assez instruits pour prendre la parole, elle va leur prêter sa voix par l’entremise de quelques personnages fictifs plus vrais que nature. Elle va inventer des figures populaires qui seront des témoins à charge dans les procès qu’elle entreprend contre la société, ses abus, ses inégalités et ses injustices de toutes sortes.
Ainsi dans cette galerie d’identités qu’elle endosse successivement, il y aura, dans L’Eclaireur de l’Indre du 20 août 1844, « G. ouvrier boulanger », le « geindre » qui dénonce « la triste position » de ses semblables, victimes des « gueuseries » des bureaux de placement, et soumis à d’atroces conditions de travail dans ces « abattoirs humains » que sont les fournils.
Nous y trouvons également le Père-va-tout-seul, ce mendiant de 80 ans qu’elle met en scène dans un article qu’elle envoie à Frédéric Degeorge pour son «Almanach», afin de soulever la question inquiétante de la loi sur la mendicité et sur la création des dépôts de mendicité. Elle lui fait mettre en accusation les injustices sociales et faire l’éloge de la liberté :
« Je n’avais qu’un plaisir au monde, c’était de marcher tout seul, devant moi, au hasard […] oui, je hais le travail parce que le travail du malheureux est haïssable », et elle lui prête sa propre indignation contre une société inique :
« Mais pourquoi serais-je utile ? à quoi dois-je mes services ? Qu’est-ce que la société a fait pour moi jusqu’à présent ? Non, elle n’a rien à réclamer de ma bonne volonté. Je ne lui demande que de passer sur la terre et de respirer l’air du ciel. C’est trop cruel de me refuser ce qui ne coûte rien à personne. […] oui, je vous dis, moi, que les riches, avec tous les moyens qu’ils ont d’augmenter, de satisfaire et de faire craindre leurs vices, menacent la tranquillité publique encore plus que les pauvres ; et cependant on ne prendra jamais contre eux des mesures préventives ; […] Mais nous autres, nous sommes hors la loi apparemment. Il n’y a pas de loi en notre faveur, elles sont toutes contre nous.». L’article est daté du 25 décembre 1844.
Ce Père-va-tout-seul nous fait immanquablement penser au Cadoche du Meunier d’Angibault. Or ce roman sera publié en 1845. On est bien dans la même veine d’inspiration. Est-ce le Père-va-tout-seul qui a engendré Cadoche ou le contraire ? Peu importe. Ils témoignent tous les deux des préoccupations récurrentes de la romancière vis-à-vis des plus démunis.
Un an plus tard, en 1846, elle publiera La Mare au Diable, ce « petit roman champêtre »dont on ne retient généralement que le fait qu’il fut écrit en quatre nuits – en sous-entendant bien sûr que ce n’est pas grand-chose de bien sérieux – et en oubliant intentionnellement cette magnifique préface, véritable plaidoyer pour les humbles et qui se termine ainsi :
« Le sillon du laboureur ne vaut-il pas celui de l’oisif, qui a pourtant un nom qui restera, si, par une singularité ou une absurdité quelconque, il fait un peu de bruit dans le monde ? …. Eh bien ! arrachons, s’il se peut, au néant de l’oubli, le sillon de Germain, le fin laboureur. Il n’en saura rien et ne s’en inquiétera guère ; mais j’aurai eu quelque plaisir à le tenter. » Humilité de l’écrivain qui, sans se donner de grands airs de tribun, met sa parole au service de ceux qui en sont dépourvus: intellectuellement, socialement et politiquement parlant (les trois sont indissociables). Quelques années plus tard, en 1853, elle ira plus loin, puisque le narrateur des Maîtres Sonneurs sera un héros du roman, un paysan, Tiennet, devenu le père Etienne Depardieu, ami du héros principal, le musicien « José l’ébervigé.»
Elle a donc toujours le désir de donner la parole à la majorité silencieuse de la nation, ces ouvriers et ces paysans, les derniers qu’elle connaît si bien et à qui elle pardonne les erreurs de jugement dues à l’ignorance dans laquelle on les maintient. Ainsi écrira-t-elle dans Journal d’un voyageur pendant la guerre en 1870/71 : « Pauvre Jacques Bonhomme ! […] T’accuse et te méprise qui voudra. Je te plains, moi, et en dépit de tes fautes, je t’aimerai toujours. […] Pourquoi donc bouderais-je le paysan parce qu’il ne sent pas et ne pense pas comme moi sur certaines choses ? […] Quand, au fond de nos campagnes, où la corruption n’a guère pénétré, le paysan mériterait tous les reproches qu’une aristocratie intellectuelle trop exigeante lui adresse, ne serait-il pas innocenté par l’état d’enfance où on l’a systématiquement tenu ? Quand on compare le budget de la guerre à celui de l’instruction publique, on n’a vraiment pas le droit de se plaindre du paysan, quoi qu’il fasse. »
Elle aidera de ses deniers, de ses conseils et de son appui les poètes ouvriers, comme Charles Poncy par exemple. Dans une lettre datée du 23décembre 1843 elle se dit de la même race que lui : « […] la tristesse de voir tant de malheureux dans le monde, tant de misères écraser, corrompre et avilir nos frères. Je dis nos frères, car moi qui suis née en apparence dans les rangs de l’aristocratie, je tiens au peuple par le sang autant que par le cœur. […] est-ce que vous ne portez pas un reflet de la bonté de Dieu dans votre âme, vous ? et aussi un rayon de sa face et de sa puissance ? » A lui aussi elle demande de mettre son talent au service de « la réhabilitation des autres » : « […] Dieu se révèle chaque jour davantage à des poètes et à des philosophes plébéiens. Proudhon, simple ouvrier, est un penseur bien remarquable. […] »
Le poète du peuple a des « leçons de vertu à donner à nos classes corrompues » ; « c’est le peuple qui éclate par votre voix, vous êtes sa gloire. Oh ! représentez donc toujours son âme et son esprit. » Avec des hommes comme Poncy, « L’enjeu est double : faire entendre le peuple et affirmer son droit à la création » comme l’écrit Michelle Perrot.
Partout et toujours, la même préoccupation : faire entendre la voix des humbles.
Le premier en date de ces « messagers » nés de son imaginaire, est Blaise Bonnin. Il incarne le paysan berrichon, sage et un brin roué, capable d’ironie, mais surtout d’indignation.
En 1843 elle fonde avec Pierre Leroux et Louis Viardot la Revue Indépendante, pour contrer Buloz, patron de la Revue des deux Mondes, de plus en plus frileux politiquement (ne lui a-t-il pas refusé la publication de Horace en lui disant :
« Vous n’êtes pas communiste que je sache ? ». Et c’est dans cette nouvelle revue qu’elle va publier des romans socialistes tels que Le compagnon du Tour de France, Horace et Consuelo, de nombreux articles politiques comme ceux relatifs à la poésie des prolétaires, et surtout Fanchette qui marque réellement son entrée en politique (25 octobre et 25 novembre 1843). C’est pour défendre la cause de cette « pauvre idiote », et dénoncer « la cruauté des religieux, l’hypocrisie des mœurs et l’inertie de l’administration, complice » (Michèle Perrot) de ce « crime d’innocenticide » – pour reprendre son néologisme – qu’elle va demander à Blaise Bonnin d’exprimer sa propre révolte.
Cet écrit se présente en effet sous la forme d’une lettre que Blaise Bonnin écrit à son parrain Claude Germain. A ce Blaise Bonnin, elle octroie une identité précise : « laboureur, adjoint à Montgivret, près La Châtre Indre », et elle authentifie son discours en lui prêtant des tournures familières comme « si ça n’a pas droit à la mort, ça a donc droit à la vie ? », ou « peut-être que ce n’est pas bien fait non plus de ménager tant les uns, quand on houssine si bien les autres », quasiment patoisantes : « sauf qu’elle entend un peu plus gros ».
Mais loin de vouloir se cacher derrière lui, et protéger son anonymat, elle va au contraire assumer l’entière responsabilité de la « publication ». Elle joint à la lettre de Blaise Bonnin une « communication au Rédacteur en chef de la Revue indépendante » qui commence ainsi : « Chargé par mon voisin Blaise de faire passer cette lettre à son parrain, et prié par lui d’en corriger les fautes d’orthographe, j’ai pensé mon cher monsieur, que l’histoire révoltante et douloureuse dont elle contient le récit ingénu ne devait pas rester enfouie dans la correspondance de ces deux campagnards illettrés et, à coup sûr, fort mal placés pour lui donner la publicité qu’elle réclame ». C’est d’ailleurs elle qui donne la fin de l’histoire : « Je vous en fournirai cependant le dénouement ». Et c’est bien George Sand en personne qui déclare : « Fanchette a pu trouver, par hasard, chez les bohémiens, ces parias de la civilisation, l’hospitalité, la charité, le respect que notre société et notre religion officielle lui ont si étrangement déniés », et qui conclut juste avant de signer : « Les petites villes ! ces antres de corruption, où l’intimidation assure l’impunité au vice et au crime tout autant qu’à Paris le mystère ! Détournons les yeux de ces spectacles d’iniquité, et prions Dieu pour les faibles, puisque les hommes sont sourds. »
A ces deux documents il faut ajouter une « Réponse à Monsieur le Procureur du Roi de La Châtre » qui, dans une lettre au directeur de la Revue Indépendante, met directement en cause George Sand : « Vous avez, dans un des derniers numéros de votre journal, inséré un article signé George Sand, dans lequel l’auteur s’empare d’un fait déplorable, sans doute, mais qui est loin cependant d’avoir la gravité qu’il lui attribue, pour en faire l’objet de reproches injustes, contre plusieurs fonctionnaires de cette ville », et qui donne sa version des faits. Dans sa lettre de réponse elle parle d’elle à la 3ème personne et au masculin (ce dont elle est coutumière mais ici elle ne fait que suivre le procureur) : « Il y a eu, de la part des autorités de La Châtre, menace de poursuites contre l’auteur de Fanchette. L’auteur de Fanchette n’a rien à redouter d’un tribunal qui serait juge et partie », et laisse donc s’installer l’ambiguïté : George Sand ou Blaise Bonnin ?
C’est bien la romancière et la journaliste qui se sent directement attaquée : « Si on nous mettait en cause comme calomniateur ou romancier (il paraît que c’est tout un) » (notons le « nous » qui semble associer le paysan et l’écrivain), et qui cite en latin : « Or donc, Monsieur le Procureur du roi, vous vous êtes pris au piège de vos propres aveux, et, si vous permettez que je vous parle latin, moi qui ne le sais pas, à vous qui le savez certainement, je vous dirai : Habemus confi dentem reum.» Mais c’est à BLaise Bonnin qu’elle emprunte une formule choc : « ce qui ne prouverait autre chose, sinon que les brutes sont moins cueilles que les hommes, et que, pour parler le langage de Blaise Bonnin, les valets ne sont pas si pires que les maîtres. » A eux deux, la romancière et son paysan imaginaire et allégorique sont plus efficaces Quant à la conclusion de cette réponse au procureur, même si elle est empreinte d’ironie, elle traduit une idée chère à George Sand, à savoir que le peuple, ici plus particulièrement les paysans, sont, comme les femmes, des sacrifiés de la société : « Je n’ai qu’une erreur à rectifier dans la lettre de Blaise Bonnin, c’est que la ville de Riom soit située dans le département du Cantal ; il paraît qu’elle est située dans celui du Puy de Dôme. C’est une faute de géographie dont je ne me suis pas aperçue en transcrivant la lettre de mon ami Blaise , par la raison que je ne possède pas cette science mieux que lui. Mais les paysans et les femmes, assez doctes peut-être dans les questions de sentiments, ne sont tenus à rien de mieux. »
Ce Blaise Bonnin, tout en incarnant le peuple « campagnard » et « illettré », n’en a pas moins un statut particulier. Il est capable d’écrire, même s’il fait des fautes d’orthographe qu’il demande à George Sand de lui corriger, d’avoir une opinion et de l’exprimer avec beaucoup de clarté, d’efficacité, voire en y ajoutant une pointe d’ironie. Ainsi en est-il de la lucidité avec laquelle il juge la manière dont les « nonnes qui sont censées sœurs de charité » et « M. le curé , qui ne veut pas dire [la messe] aux malades à moins d’un écu », envisagent leur sacerdoce : « la cherté est partout » ajoute –t-il avec malignité. Aucun doute possible. Son anticléricalisme raisonné est bien celui de George Sand.
De plus, ce paysan est « adjoint de Montgivret », ce qui signifie qu’il s’implique dans les affaires de sa commune, qu’il a donc une conscience citoyenne et qu’il endosse des responsabilités. Il est donc le paysan de demain, tel que le rêve l’utopie sandienne, Enfin il s’adresse directement à George Sand, officiellement pour faire suivre son courrier et pour lui « corriger les fautes d’orthographe » mais en filigrane on comprend bien sûr qu’il compte sur elle pour donner à sa lettre « la publicité qu’elle réclame ». Il lui fait donc confiance et c’est par le peuple lui-même que la romancière se sent investie d’une mission de « porte-parole ».
Une complicité profonde se tisse entre eux. D’ailleurs, si au début de sa « communication au rédacteur en chef de la Revue indépendante », elle désigne Blaise Bonnin par le terme « mon voisin Blaise », elle termine sa « réponse au Procureur du Roi de La Châtre » en lui octroyant la qualité d’« ami » : « en transcrivant la lettre de mon ami Blaise » ; et dans les deux cas elle le nomme par son seul prénom. A noter qu’avec le verbe « transcrire » elle avoue implicitement une part importante de responsabilité et la gravité du document.
Ce Blaise Bonnin va prendre une place importante et deviendra un personnage récurrent dans les écrits politiques. Ainsi on le retrouve pour la seconde fois, les 5 et 12 octobre 1844 dans L’Eclaireur de l’Indre. Cette fois il est le porte-parole des paysans de la Vallée Noire, pour dénoncer la suppression des communaux, « ces terres vaines et vagues » qui permettaient aux « pauvres ménageots », aux « pauvres journaliers » d’élever quelques bêtes et donc d’améliorer leur quotidien : « la chèvre et l’ouaille vous font une nourriture un peu moins mauvaise, des habits un peu moins coûteux […] ».
Il adresse cette lettre au Journal. Mais cette fois George Sand précise que c’est elle qui écrit la lettre « sous [sa] dictée ». Progression de leur complicité.
Là encore il met l’accent sur l’ignorance et l’impuissance des « bonnes gens » dont il fait partie (il emploie la première personne du pluriel), sachant « tout au plus lire et écrire »ou n’en sachant « même pas si long ».
Là encore il sollicite l’aide de ceux qui veulent les entendre, voir leur misère, et « éclairer le monde du pays sur bien des affaires qui jusqu’à présent n’ont pas été claires du tout ». Du même coup George Sand met en lumière le rôle essentiel du journal qu’elle vient de fonder.
Dans cette lettre sur les communaux, on en apprend un peu plus sur Blaise Bonnin : il a « l’agrément de savoir lire et écrire » grâce à « l’ancien curé de [sa] paroisse [qui] s’était amusé à [l]’instruire un peu » ; il a l’esprit curieux :
« quand j’en trouve l’occasion, je fourre encore un peu le nez par-ci- par-là dans les nouvelles ». Mais ici, s’il conserve sa supériorité de paysan sachant lire et écrire, il n’est plus question de son statut d’adjoint. Il se présente comme « un pauvre journalier »gagnant « 20 sous en été, 10 sous en hiver », partageant le sort de ceux qui n’ont rien, pauvre parmi les plus pauvres. Mais il reste capable de se révolter et, cette fois, il va même jusqu’à prêcher la communauté au nom de l’Amour et de la Fraternité : la grande utopie sandienne d’un socialisme chrétien ; rêve communautaire que la petite Aurore mettait déjà en pratique avec ses petits camarades paysans pour fabriquer les saulnées et chasser les alouettes. Ecoutons Blaise Bonnin prôner cette fraternité républicaine :
« Si tous les malheureux voulaient croire la raison, au lieu d’acheter des grobilles de communal, ils feraient un grand, un seul communal avec tout le peu de chacun, et vous les verriez, s’ils le cultivaient bien en commun, et sans se jalouser et se méfier les uns des autres, arriver à être bientôt plus riches que tous leurs voisins. Mais ça n’est pas seulement la raison qu’il leur faudrait, ça serait l’amour du prochain avec, et se persuader, avant tout, que l’un ne doit pas chercher à manger l’autre […] »
Et Blaise Bonnin reviendra en 1848. Il reprend du service en se faisant le porte-parole de George Sand lorsqu’elle s’adresse aux campagnes. Il retrouve son statut de laboureur, suffisamment aisé pour être électeur, et peut-être celui d’adjoint, même s’il n’en est pas fait mention.
Sand a besoin de lui pour l’aider à convaincre les paysans qui sont loin d’être prêts pour la République. Il faut préparer les élections dont elle redoute l’échec. « D’où l’importance de l’éducation politique, de l’explication patiente auxquelles les brochures « Histoire de la France écrite sous la dictée de Blaise Bonnin » et « Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens » écrit Michelle Perrot. Dans la première, Blaise Bonnin fait l’historique de la République : « je vas vous exposer, dans un petit discours, comment la République s’est proclamée. ». Il exprime, en toute naïveté, la grande foi républicaine de Sand : « Nous savons que, sous la République, les mauvais deviendront meilleurs, et les bons deviendront excellents. ». Mais n’en doutons pas, c’est bien George Sand qui crie son espoir : « A présent on va nous instruire […] de petit à petit nous allons apprendre ce que c’est d’être citoyens, et nous ne compterons plus comme des chefs d’aumailles, mais comme des hommes, qui raisonnent et qui comprennent […] », et sa peur : « Mais au jour d’aujourd’hui, nous ne sommes pas assez savants pour ne pas risquer gros avec les bourgeois, dont quelques uns auront profit à nous faire voter pour eux et pour leurs amis, contre nos intérêts […] Je ne vois qu’un moyen pour empêcher ça, c’est que nous exigions d’abord qu’on donne à des gens comme nous, à des ouvriers des villes et à des gens de campagne, une partie des voies ».
L’avenir lui donnera hélas tristement raison. Et les rares élus en sabots – comme Patureau-Francoeur à Châteauroux – ne feront pas long feu.
Les brochures suivantes vont traiter des problèmes économiques. Et pour ce faire elle fait dialoguer les villes et les campagnes. Pour les besoins de la cause elle va inventer un frère citadin à Blaise, Claude Bonnin. Elle avait demandé à son ami Agricol Perdiguier, son « maître en compagnonnage », d’écrire la « partition » de Claude, l’ouvrier des villes. Mais Perdiguier ne donna pas suite et George Sand écrivit seule les deux « rôles ».
Après avoir raconté « comment se querellaient deux frères, un homme des champs et un homme des villes » dans « une manière d’histoire supposée, pour montrer le mécontentement de ceux qui accusent les ouvriers de faire des révolutions, et les chagrins des ouvriers qui font des révolutions pour ceux qui ne savent pas ou ne veulent pas en profiter », Blaise / George Sand va s’efforcer de démontrer que « le temps de la guerre civile est passée » et que les villes et campagnes doivent s’unir pour faire triompher la République : « Artisans et cultivateurs, vous avez donc un ennemi commun, qui vous ruine et vous pressure tous autant les uns que les autres […] Le peuple des villes c’est l’armée du peuple des campagnes, une brave armée qui fait la guerre à ses dépens et qui n’épargne pas son sang ; une armée qui ne reçoit pas de solde, qui va au feu sans armes, qui laisse des veuves et des orphelins. Paysans ! paysans ! ne reniez pas vos frères, car sans eux, vous seriez encore serfs sur la terre qui vous appartient aujourd’hui ».
Plus tard, le 27 mai 1848, quand l’échec sera consommé, George Sand rentrera à Nohant pour panser ses blessures et cacher son chagrin.
Elle écrira deux lettres qu’elle signera Antoine G… , ouvrier carrossier, et Gabrielle G…, sa femme. Encore deux porte-parole, deux avatars d’elle-même, prenant la place de Claude et Blaise Bonnin. Antoine écrit de Paris et tente d’expliquer cette si confuse et si controversée journée du 15 mai, et exprime son désarroi qui est bien celui de Sand :
« Quand on tire sur le peuple, j’en sais toujours assez […] Je me moque du prétexte […] Je ne sais qu’une chose : c’est que le peuple est malheureux et qu’on ne le nourrit pas avec des coups de fusil ». Quant à Gabrielle, elle est restée à la campagne et prend à son compte, ou tout au moins essaie d’expliquer l’incompréhension des paysans : « nos gens de campagne ont la cervelle troublée par tous les contes méchants et bêtes que leur font les bourgeois, et quelque- fois les curés, qu’on dirait qu’ils sont devenus fous ». Et c’est vraiment George Sand qui lui prête son amour de la Nature : « A présent je me demande comment, avec une nature si belle, si riche, et qui ne s’épuise jamais […] comment se fait-il que nous mourions par milliers, chaque jour, faute d’air, de soleil, de repos, de nourriture et de bonheur ? Pourquoi enfin l’homme est malheureux. » On peut s’interroger sur le fait d’avoir donné congé à Blaise et Claude Bonnin pour les remplacer par ce couple. On peut avancer une hypothèse : elle ressentait le profond besoin, au lendemain immédiat de 1848, d’abandonner sa défroque d’ « homme politique » qu’elle avait endossée avec tant d’enthousiasme et qui ne lui laissait que d’amères désillusions. Elle voulait retrouver son identité féminine – une fois n’est pas coutume – pour oublier au sein de la Nature ses rêves décapités ; ou plutôt elle avait besoin de faire se répondre ses deux identités : la masculine et la féminine, sa part « révolutionnaire parisienne » et sa part « habitante de Nohant ». Il lui fallait donc impérativement une femme, d’où Gabrielle ; ce qui forcément excluait Blaise Bonnin, et du même coup, son frère Claude. Mais Gabrielle reste une exception. Lorsque George Sand se donne un « porte-parole » il est toujours masculin.
Ce parcours à travers les écrits politiques de George Sand nous a montré qu’elle avait parfois éprouvé la nécessité de se créer des « doubles » pour mieux emprunter le langage des humbles auxquels elle s’adressait, et pour qui elle se battait. Au fond c’est son talent de romancière, sa capacité d’imagination, qu’elle mettait au service de ses combats. Chez elle fiction et réalité sont intimement associées. Dans ses romans elle fait de la politique et dans ses écrits politiques elle introduit des « romans ».
Danielle Bahiaoui