Banquets des années 1950-60

 

1952  : La photo du banquet

1953  : Les discours de Jean Emmanuel Bressolette et Maurice Bourg et l’allocution de Pierre André Lafaix

1959  : Les discours de Jean Emmanuel Bressolette et François Vacher

1964 : Le discours de Georges Toury

1966 : Le discours de Pierre Bigrat 

1966 – Discours de Pierre BIGRAT

Notre diner amical de l’an dernier était présidé par Monsieur Pierre BIGRAT, industriel à Argenton s/ creuse. Cadet d’un trio de frères, particulièrement fidèle à notre AMICALE, M. Pierre BIGRAT a prononcé ce soir là une allocution particulièrement brillante et spirituelle… Significative aussi de l’esprit de notre Association et de l’ambiance qui règne à chacune de ses réunions. Une ambiance faite à la fois de bonne humeur et d’attendrissement…On y évoque de savoureux souvenirs de jeunesse… les camarades de promotion… les vieux maîtres disparus…
A l’instigation chaleureuse de notre Président, M. Georges RAVEAU, nous vous proposons aujourd’hui en prélude à notre journée du 8 juillet prochain, le texte intégral du « laïus » de notre camarade Pierre BIGRAT.
Parce qu’il constitue un pittoresque document sur l’histoire de la maison dans le courant des années 20 … Parce que ces pages seront, pour bon nombre d’anciens, fidèles à nos rendez-vous de juillet » un souvenir de la soirée si sympathique de la dernière assemblée générale : le 9 juillet 1966… Et, à l’intention des « jeunes anciens » et futurs adhérents, un moyen d’édification sur la qualité de notre camaraderie.
Née sur les bancs du Collège – ou du Lycée – elle se perpétue au sein de notre AMICALE… Elle s’établit entre les anciens élèves de toutes les promotions, et de ses liens naît l’Entr’aide… Les temps sont proches où ceux des plus récentes chercheront, à leur tour, à venir parmi nous évoquer leurs souvenirs et retrouver leurs camarades d’hier…En lisant la prose, teintée d’humour attendri de Pierre Bigrat nous devons tous, si nous avons du coeur, nous décider dès maintenant à être présents aux « retrouvailles » fraternelles » du 8 juillet prochain.

 


Monsieur le Président d’Honneur,
Monsieur le Président,
Mesdames, Mesdemoiselles,
Mes chers Camarades,

Le 4 septembre 1870, Léon Gambetta proclamait la déchéance de Louis-Napoléon-Bonaparte devant le Corps Législatif qui n’en revenait pas. Un gars terrible, Gambetta. Prenait le ballon, pour un oui pour un non. A chaque fois que la Patrie était en danger. Cet homme était petit par la taille, mais son coeur noble, républicain et généreux, battait ce jour-là sous sa vieille culotte de peau d’une grande émotion, car il parlait au nom de la France toute entière.

Si je suis saisi à l’instant d’un même sentiment, mes chers camarades, c’est que moi non plus, ce n’est pas en mon nom seul que ce soir je m’adresse à vous, mais au nom de la grande tribu des Bigrat.

Car c’est bien là une initiative hardie. Le bureau de votre Amicale que rien ne saurait arrêter dans ses idées de Progrès a décidé que l’un des Bigrat se devait de Présider ce soir votre banquet. Pour le choix, à la famille de prendre ses responsabilités. Aucune restriction, que ce soit le neveu ou la grand-mère, ce n’est pas un homme mais une entité qui est aujourd’hui à l’honneur.

Nous débouchons indiscutablement sur la représentation collégiale, collective et proportionnelle, et vu sous l’angle de la morale sociale, c’est en quelque sorte la Prime aux familles nombreuses. Que les fils uniques perdent donc tout espoir et se le tienne pour dit.


Le conseil de Famille fût donc réuni en référé et au premier tour du scrutin majoritaire qui s’ensuivit, et le plus simplement du, monde, je fus élu par deux voix contre une abstention.
Me voici donc devant vous, l’estomac un peu chargé, le foie quelque peu contrarié lui aussi, mais la tête haute, et conscient de mes responsabilités.
J’ai voulu chercher un sens à mon élection. J’ai cru tout d’abord avoir été désigné au bénéfice du poids. Vu sous cet angle, vous y gagniez indiscutablement, la chose ayant été scientifiquement contrôlée par la méthode de la double pesée. J’ai repoussé cette hypothèse vulgaire et par trop terre à terre. Puis je me suis dit « la note de service » m’arrive par la voie hiérarchique, et n’ayant plus personne vers qui me retourner, je suis bon pour l’exécution. Après l’honneur collectif qui était fait à la famille, cela m’a semblé discourtois pour votre bureau, et j ‘ai encore repoussé cette solution.

Il n’y en avait plus qu’une, qui m’apparût alors éclatante, c’est que de toute la famille j’étais bien le seul à représenter la nouvelle vague… Et en disant cela, j’ai conscience de faire bien plaisir à la bande ici présente de vieux ramollis quant aux jambes, dont j’ai fait connaissance voici un demi siècle dans notre vieux collège.

Nouvelle vague, oui. J’en étais un élément tumultueux jadis. Il m’en reste encore le coeur et la nostalgie. J’ai longuement hésité, avant de me présenter devant vous, à adopter la coiffure d’Antoine, cela ne plaisait pas à ma femme, la mini jupe d’Edouard, ma fille a fait une crise de jalousie ou à empoigner la guitare de Johnny ou celle de Tino, qui comme chacun sait est à vendre au Mont-de-Piété. Avez-vous remarqué comme on traite mal en France les vrais artistes !

Et puis, au terme de mes élucubrations et contre-élucubrations, j ‘ai conclu que la jeunesse devait se trouver dans les coeurs et non dans les cheveux. On se console comme on peut.


C‘est donc moi que j’suis l’cadet du trio qu’Jean-Louis vous a parlé dans la circulaire, plus ému qu’il ne veut en avoir l’air, mais fier de pouvoir étaler devant vous à titre familial quelque 50 années de présence au Collège, 18 Prix de gymnastique, un 3ème accessit de sciences naturelles, 2305 heures de retenues, 18 avions de papier placés sur orbite, c’est-à-dire dans la figure du Professeur, 11 blessures à la face, 12 à l’amour propre, et je vous fais grâce des kilomètres de fond de culotte dont le père Bigrat était marchand, et dont en conséquence nous ne tenions pas comptabilité.

Excusez mon goût pour ces statistiques découvertes dans les papiers de famille après, des recherches longues et minutieuses, et convenez avec moi que les Performances ne sont pas si mauvaises. Je dois confesser que nous avions, nous les Bigrat, une certaine tendance à appliquer naturellement la morale du baron de Coubertin : « Le principal n ‘est pas de vaincre, c’est de participer ». Nous participions donc secondairement à des études qui se disaient elles-mêmes secondaires, et qui en toute logique passaient au second rang de nos Préoccupations. Nous cherchions surtout à conserver une âme saine dans un corps sain, et pour cela, nous ne fatiguions les deux que le moins possible, et seulement en cas d’extrême urgence.

Au demeurant, et avant de remercier votre Bureau de l’honneur qui nous échoit ce soir, et rien ne nous y désignait d’une façon particulière, je veux vous dire que j’ai toujours eu une envie folle d’assurer cette Présidence. Il m’est même venu un jour l’idée schismatique et incongrue de créer une Amicale parallèle à la votre. Mais tranquillisez-vous, qui ne l’aurait mise en péril à aucun moment. Il s’agit de l’Amicale des Anciens Mauvais Elèves du Collège de La Châtre. A part deux ou trois éléments assez suspects parmi vous, nous nous y serions retrouvés les mêmes, mais la tribu Bigrat aurait eu là, de toute évidence, un rôle éminent à jouer, et la Présidence du banquet me serait revenue beaucoup plus tôt.

Prendre une présidence, mes chers camarades, c’est facile. On se dit : par ici la bonne soupe, les vins généreux, des Mr le Président à droite, Mr le Président à gauche. On va même jusque là croire dans une candide illusion que notre camarade Néraud de Boisdeffre n’ira pas jusqu’à vous refuser un petit coup de télévision.


Mais voilà, il y a un hic. Le hic, c’est le Laïus. J’y ai pensé qu’après. Alors, vous qui allez être mes censeurs, je fais appel à votre indulgence qui est infinie Pour les paroles décousues que je prononce, et qui ne sont que le fruit de mon inexpérience, comme le disait un jour, en veine de confidences, et avec beaucoup de simplicité un ancien élève, non Pas du Collège de La Châtre, mais de l’Ecole Militaire de St-Cyr.

Eh bien, le laïus, çà à l’air de rien comme çà, mais faut le faire. J’en ai perdu le sommeil pendant 8 jours. J’ai tout essayé. J’ai pris la pose du yoga. Résultat : une courbature fébrile dont je ne me remets que lentement, mais pas un mot sur la feuille blanche. Alors je me suis levé matin, cherchant, l’inspiration dans les gazons tièdes et humides de mon jardin. Je vous dis gazon, parce que cela fait plus riche, et ce n’est en vérité qu’une herbe folle, mais qui craque si agréablement sous la dent. Et puis, ces oiseaux effrontés qui depuis des générations d’oiseaux savent qu’ils n ‘ont rien à redouter de moi. Ce gros merle tout noir au bec tout doré qui siffle à mes oreilles et se moque de moi. Ce soleil qui se déploie peu à peu comme un gros paon.

Ah, c’est là qu’entouré d’un rempart de verdure, d’un horizon borné qui suffit à mes yeux, j’aime à fixer mes pas, et seul dans la nature, à n’entendre que l’onde, à ne voir que les cieux. J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie, je viens chercher vivant le calme du Léthé… Tiens, je ne me souviens pas avoir écrit cela. Quel mélange. Mais je tends l’oreille : – C’est un artiste, dit la fauvette, – Non, dit le bouvreuil, ce n’est pas un artiste, c’est plutôt un prince. Comme il est chauve, remarqua une alouette à grande huppe. Messieurs et chers administrés, mes chers camarades je n’avais fait que renouveler l’expérience du sous-préfet de mon cher Daudet.

Alors, à bout de souffle, j’ai cherché à me remettre en mémoire ce qu’avaient dit mes prédécesseurs à ma place, et j’ai été saisi par un complexe d’infériorité. Je ne sais pourquoi je me suis d’abord souvenu des allocutions récentes de nos camarades Chauvet et Toury Je ne veux pas leur en faire le reproche, mais ils ont épuisé le problème ce jour-là. Je leur dis, en toute amitié que ce n’est pas gentil de m’avoir fait cela.

Je me suis souvenu aussi de la Présidence de ceux que nous appellerons génériquement les coloniaux. Pleins du soleil de l’Afrique, pleins du souvenir de leurs aventures coloniales. Nous parlaient comme de rien des scorpions ; du tam-tam, de la chasse à l’éléphant et du pernod 45.

Mon ami Roger Allorent, que nous appelions Gustave en d’autres temps, a poussé l’audace jusqu’à explorer les rues de Dakar, dans ce Sénégal délivré des anthropophages depuis qu’un grand chef de ses amis a mangé le dernier, et qui demandait à son fils dans un accès de grande bonté : Tu aimes ta grand-mère ? – Mais oui, répond l’enfant en sénégalais. – Et bien, reprends en un morceau !

Moi je n’ai rien à vous offrir que les genêts de la Creuse, si jaunes au printemps et si tristes en automne. Alors tout simplement je me suis résigné à plonger dans mon enfance et en tirer quelques souvenirs, sans queue ni tête…


Si ma mémoire est fidèle, mes brutes de frères m’ont traîné au Collège pour la Première fois en octobre 1914, qui était vous vous en souvenez peut-être, l’année de la déclaration de la guerre. C’était un mauvais présage, et de ce jour mes rapports avec le corps enseignant furent indiscutablement marqués par cet évènement. Je fis immédiatement la connaissance de celui que nous appelions irrévérencieusement « lepère Patte », et qui était vis-à-vis de l’état-civil Louis Descouchant. C’était un gentilhomme ridé et barbu. Il n’était pas très rapide à la course, mais avait, imaginé de compenser cette infériorité, par l’emploi d’une longue baguette de noisetier. Il la manipulait avec la dextérité et l’adresse d’un gladiateur. Mon épiderme eut à en souffrir atrocement. Cela a nui beaucoup à mes rapports d’homme à homme avec Louis Descouchant.

Le premier principal dont je me souvienne, était Joseph Durand. C’était un poète élégiaque que et j’avais de la sympathie pour lui. Et puis, il avait deux fils, Gaëtan, l’aîné, et François, – l’autre qui était de mon âge. François était un être tendre et doux, frisé comme un mouton et d’une surprenante naïveté. Nous abordions ensemble des problèmes très philosophiques et il me souvient un jour lui avoir livré le résultat de mes recherches sur le mystère de la naissance, mystère sur lequel je m’étais forgé une opinion un peu vulgaire, mais très précise. Et François me révéla que j’étais dans la plus grande erreur. Pour preuve, une sienne tante, revêtue de bure qui vivait dans un cloître en Italie et qui de surcroît n’avait jamais approché un homme, si ce n’était son père à lui François, qui lui rendait visite à chaque vacance. Cette malheureuse ou bienheureuse, comment dois-je l’appeler ? fût rendue mère par là seule opération du St-Esprit. Seigneur, vos desseins sont, mystérieux et vos voies sont impénétrables. Cela m’avait coupé le souffle, et cinquante ans plus tard, cela reste pour moi une énigme que je n’éclaircirai sans doute jamais.

Gaëtan ressemblait à une grande sauterelle et galopait toujours comme un jeune poulain en liberté. Je l’ai revu voici quelques années à Argenton ou les hasards de la vie ont fixé, son beau-frère. Lequel beau-frère pour pouvoir entendre se glisse une espèce de petite pastille dans l’oreille gauche, et de sa main droite dans la poche du gilet commande une pile Wonder, qui comme chacun sait ne s’use que si l’on s’en sert.

Stupéfaction pour moi quand le dit beau-frère me dit un jour : Gaëtan se fait une joie de vous revoir, mais je vous préviens, il est complètement sourd. C’est pire que cela, et quand je vous aurai confié que je suis moi-même un peu dur de la portugaise, je vous laisse le soin d ‘imaginer ce que furent nos retrouvailles.

S’il est vrai que nous ne devons nous revoir que tous les 50 ans, notre prochaine rencontre ne devrait pas manquer de sel.


Le principal Durand quitta un jour La Châtre, comme il fallait s’y attendre, acceptant le même poste dans la capitale du nougat, et se rapprochant en même temps de ses chers félibriges.

Il laissait la place à Monsieur Vésinet. De toute évidence, M. Vésinet nous arrivait directement du folklore. A La Châtre, il allait rentrer dans la légende. Cet homme frêle et bon, simplement vêtu et d’allure assez bohème, avait assez de force pour être faible, et il ne pouvait nous être envoyé que par le Ciel. C’était notre bouclier contre toutes les injustices qui s’abattent inévitablement sur le monde des enfants. Je ne l’oublierai jamais. Il n’aura pas de la gloire du Panthéon ni sans doute celle des grands cimetières, mais, nous qui l’avons connu, nous l’avons déjà enseveli dans notre coeur, qui est la seule sépulture qu’il désirait vraiment.

Et après tant d’autres, comment pourrai-je ne pas évoquer le souvenir du professeur Lascaux, qui est impérissable pour tous ceux qui l’ont connu.
Le vieux Lehrer m’avait frappé par son indépendance d’esprit. Il me souvient l’avoir vu asseoir presque de force dans un coin de la classe un super-inspecteur général. Et comme cet inspecteur, que ne devait avoir que des connaissances limitées en mathéma­tiques lui demandait « Combien avez-vous d’élèves ? », le père « Las » lui répondit : » J’en ai 7, comme vous le voyez, et un nommé Lhopiteaux ». Et il pointa, dans l’attitude historique de Fouquier-Tinville son index accusateur, symbolisant la Justice poursuivant le Crime vers l’élève Lhopiteaux, qui malgré cela resta serein.

Il me souvient aussi d’un oral au bac, ou les lères paroles de mon examinateur d’allemand consultant mon livret scolaire furent : « Vous êtes élève de M. Lascaux, alors vous parlez allemand mieux que moi ? Ma réponse voulut être empreinte d’une grande modestie, mais saisi par l’émotion je lui répondis « Yes, sir ». Pour sûr et certain que ce n’était pas à dire.

Mes rapports avec le professeur Lascaux étaient bons dans l’ensemble, et il ne me reprochait en définitive qu’un vague manque d’assiduité et une légendaire tendance a la dissipation. Mais je sentais dans ses yeux qu’il m’aimait bien. Je vais vous dire comment il devait me le prouver un jour .

J’étais citoyen argentonnais depuis quelques années et j’arpentais ce matin-là un trottoir de la ville. Passe à côté de moi un énorme car de touristes. J’en ai conservé le bruit de ses freins puissants dans les oreilles.
Et mon vieux père Lascaux qui descend, béret basque de côté sur la tête, bottines aux pieds – celles que vous avez connues sans doute et mouchoir anti-microbe sur la bouche, qui m’appelle et qui m’attra­pe, et qui m’embrasse « Ach Peter, Ach Peter . » Il y avait de vraies larmes dans ses yeux. J’étais figé comme si je m’étais soudainement trouvé devant le fantôme d’Hamlet, et je me souviens ne pas avoir eu la force de dire un seul mot. Par une fenêtre du car, la petite fleur bleue m’envoyait son bon sourire, et je voyais qu’elle aussi était contente de me revoir. Peu de jours après, j ‘appris la mort du père Las, et j ‘en ai ressenti une très grande tristesse. J’avais l’impression qui était une certitude que nous venions tous ensemble, nous les anciens élèves, de perdre quelque chose de très pur et qui nous était très cher.

Requiem in pace, vieux Professeur. Votre passage dans notre vie n’aura pas été inutile.


Il me semble que j’abuserais de votre patience si je vous parlais logiquement des autres professeurs qui ont marqué le collège de La Châtre de leur personnalité.

C’est Charles Denis, qui arrachait à son Stradivarius des sanglots déchirants et qui me fendait le coeur quand il jouait la grande musique classique, entre autre « Nuits de Chine » et « Coeur de Lilas ».

C’est le père Imbert, mieux connu sous le nom de père Ajasse, qui fut maire du Magny de l’avènement de la 2ème ou de la 3ème République, je ne sais plus, jusqu’à sa mort, et qui de l’index et du majeur droit vous mettait une oreille en catalepsie pour une semaine entière.

C’est Sentein, mon premier professeur de physique qui nous déclarait dès le premier cours « Ce que nous savons, c’est que nous ne savons rien. Et nous en savons encore trop, car si nous ne savions pas cela, nous croirions savoir quelque chose ». Cette phrase, d’apparence paradoxale et stupide m’a rendu plus de service dans la vie que la science qu’il chercha vainement ensuite à m’inculquer, et qui concernait les courants dérivés, les interférences, le bonhomme d’Ampère et la cage de Faraday.

C’est le Professeur Dupont, qui se grandissait en marchand sur des galoches aux fortes semelles de bois, et n’avait pas la même vue perspective que moi sur les objets inanimés. Pendant des années il s’entêta à vouloir me faire dessiner le buste de Voltaire et son hideux sourire… et puis un beau jour, il y renonça, me laissant à ma honte.

C’est Dubost-Southon, que j’admirais parce qu’il faisait au tableau noir des cercles qui étaient ronds, cette grâce m’ayant toujours été refusée.

C’est le père Arnaud, son successeur qui trouvait parfaitement idiot de perdre son temps à apprendre la table de multiplication, alors que la science moderne mettait à notre disposition une table de logarithme qui nous permettait de trouver le résultat d’une multiplication de 2 fois 3 chiffres en moins d’une heure et demi.

C’est Lescoutras, cet ange déchu, et sur qui tout a été dit, et c’est tant d’autres, tant d’autres.

Oui, c’est tant d’autres qui tout doucement nous rapprochaient du baccalauréat, qu’il fallut bien aborder un jour. Ce baccalauréat qui était le but suprême, la finalité dans laquelle notre jeunesse allait sombrer. Etre admissible à l’écrit, c’était le plus difficile, car à l’oral, on se défendait toujours. Il suffisait souvent d’une grande décontraction, et d’un bon sens de la répartie.

Témoin cette anecdote que je me suis laissé conter : Le ci-devant Jean Guilmain, que nous appellions Ernest, surpris à froid par la question sournoise d’un examinateur qui lui demandait pourquoi les jours étaient plus longs en été qu’en hiver, fit poliment, mais fermement remarquer à cet homme discourtois qu’avec la chaleur qu’il faisait au mois de juillet, il était bien naturel que les jours subissent la loi de la dilatation au même titre que les métaux non ferreux.

Si non é vero !


Et puis, passé le baccalauréat, vite nous oublions la Philbsophie transcendentale de Kant, l’Ethique de Spinoza, la date de la Bataille de Valmy , Trafalgar, les lois de Képler et les trois cas d’égalité des triangles. Mais pieusement, nous mettons de côté dans notre mémoire le nom de l’invention géniale du savant Cosinus :
l’anénélectrorecuipédalicoupeventtombrozoparacloucycle.Edouard Herriot disait «  La culture générale, c’est ce qui reste quand on a tout oublié »Oui je crois que c’est cela que nous devons à l’enseignement secondaire une ignorance parfaite, mais Descartes, le goût du sens critique et quelquefois celui des idées générales.
Qui que vous soyez, vieux professeurs, morts ou vifs, météores qui êtes passés dans le Ciel de notre Enfance, soyez remerciés et bénis ! Et que le Bon Dieu vous rende au centuple les bienfaits dont vous nous avez couverts et ne vous tienne compte qu’avec beaucoup d’indulgence de ce que nous avons pris pour des injustices. La vie sera moins indulgente que vous à notre égard. Et elle sera si vite passée. Ces quelques souvenirs d’enfance que je viens de revivre, sont d’hier pour moi, et j’ai seulement remarqué ce matin, dans mon miroir que je n’étais plus très jeune, et que i’entamais le dernier tour de piste. Et entre la sortie du Collège et le banquet de ce soir, si peu de choses se sont passées.La fin des études, les service militaire « Foutrait d’dans qu’y disait mon adjudant », beaucoup de travail pour faire ce que l’on est convenu d’appeler une situation, une Petite gueguerre, histoire de pas en perdre l’habitude, le temps de se marier. Et puis encore du travail, du travail. Et pendant ce temps-Ià, la vie glisse à coté de vous, le soleil brille, la source coule et la caravane passe.
Et alors, une sourde révolte nous gagne, et nous sentons le besoin impérieux de remonter le temps et de revenir boire notre Jeunesse aux Sources. N’est-ce pas là, mes chers camarades, le sens de notre pèlerinage annuel ? Cette ardeur juvénile que nous retrouvons aujourd’hui, nous la devons aux quelques camarades qui animent notre amicale.A notre Président d’Honneur, à qui je veux demander ce soir « Moi, qui vais bientôt atteindre 60 ans, comment se fait-il qu’à mon âge, vous aviez trois fois 20 ans ? » Si vous devez ce miracle, mon cher Président, à la science mystérieuse des viticulteurs de Briantes, vous m’en ferez mettre une barrique de côté, et pour le règlement je m’arrangerai avec la Sécurité Sociale.C’est au Président Georges Raveau, au sourire éternel, l’homme d’action dont le coeur est resté accroché aux patères de l’hôtel de Vilaines, et qui n’a rien oublié, ni personne, et sur les épaules de qui repose tout l’avenir de notre Amicale.
C’est Jean-Louis, la cheville ouvrière, l’âme agissante, et qui est notre fierté à tous.
C’est Roger Touchet, l’ami d’enfance si sympathique, mais qui permettra justement à l’amitié qui nous lie de dénoncer l’aspect un peu sordide de ses fonctions.

Pour tous, un affectueux merci.

Au terme de ce banquet, qui fut comme d’habitude un chef-d ‘oeuvre, je crois que nous pouvons nommer Raymond Plique, ancien élève honoris-cuisina de notre Association, avec le secret espoir qu’il nous invitera demain à venir manger les restes,
et, dans cette folle espérance, permettez -moi, mes chers camarades, en vous renouvelant mes sentiments de reconnaissance qui sont si grands, de lever mon verre que je trouve si petit, pour la plus grande prospérité de notre Amicale.

Pierre Bigrat – le 9 Juillet 1966

haut de page


 

1964 – Discours de Georges TOURY

Discours de Georges TOURY au Banquet de l’Amicale 1964
(reproduit dans l’Echo du Berry) 


Il y a quelques semaines, je rencontrais notre cher Président d’Honneur qui m’interpella d’un ton affectueusement bourru : «  Alors, Georges Toury, c’est vous qui présidez notre banquet ? Il faudra être bref ! »
Je lui répondis, suivant le vieux proverbe anglais : « Monsieur le Président, les discours doivent être comme les jupes des femmes, ni trop courts, ni trop longs. » Je les préfère courtes ! assura-t-il.
Je serai donc court et n’ayant jamais voyagé loin, non pas pour ménager ma monture…je vous invite à faire avec moi un court voyage, à La Châtre même, dans notre vieux Collège. Lequel d’entre nous, Berrichons, n’a pas entendu cette raillerie : quatre vingt dix neuf moutons et un berrichon…. Vexant ! surtout si l’on sait que notre cher Berry est une des provinces de la vieille France qui posséda le plus de Collèges.

A la fin de l’Ancien régime, notre antique Collège comptait déjà près de trois siècles d’existence.
C’est en effet vers le milieu du XVe siècle que la Municipalité de La Châtre en Berry acheta deux maisons pour établir sa Mairie et son Collège, près de la Chapelle Saint Jean, « entre l’église des Carmes et la Grand’rue allant du portal Saint Germain au portal Saint Jacques.
C’est dans cette vieille demeure habitée par M.Gasquet que resta pendant deux siècles et demi notre Collège.
Bien sûr, il ne faut pas prendre le mot Collège dans le sens que nous lui donnons actuellement ; les élèves y étaient rares, mais bien nés et le personnel enseignant se réduisait à un ou deux maîtres.
Néanmoins, on y apprenait les principes de la langue latine à la lueur des chandelles que chaque escholier payait moyennant une somme annuelle de quinze sous ! Les élèves poursuivaient leurs études jusqu’à la rhétorique. De sciences… point.
Puis en 1791, un incendie s’étant déclaré dans le bâtiment, la Municipalité loua une salle du vieux couvent des Carmes pour son Collège et sa Mairie.

Ce n’est qu’après 1807 que notre Collège fut celui que nous avons connu.
Nous avons peine à imaginer que cette bâtisse aux hauts murs, lieu d’étude et d’ennui pour nos pauvres potaches internes fût l’hôtel du marquis de Villaines qui, en bon berrichon, savait dignement recevoir ses invités. «  On y jouait, on y dînait et buvait fort bien à en juger par la cave ».
Au nombre des familiers de cette grande demeure se trouvaient les châtelains de Nohant, de Sainte-Sévère, de Fougerolles, de Cluis, de Sarzay…. Et bien d’autres, « des bourgeois roturiers car bon nombre de nobles épousaient des filles de bourgeois de La Châtre, comme l’avait fait le marquis de Villaines pour redorer leur blason ».
Aussi dans ce morne réfectoire que chacun de nous connaît, défilaient autrefois beaux seigneurs rasés et poudrés à souhait et gentes dames en grandes robes à paniers et hautes coiffures enrubannées.

Puis, nos collégiens font la connaissance d’un fringant Jules Sandeau, écoutant les mauvaises langues de la ville critiquer cette jeune femme qui s’habille comme un homme, monte à cheval et qui, plus tard, en 1954, donnera son nom à leur Collège.
Il faut faire ensuite, faute de documents, appel à ses souvenirs personnels ou à ceux de plus Anciens pour donner une idée de la vie de notre vieux Collège qui connaît les divers régimes, les guerres qui lui ravissent bon nombre d’anciens élèves.
Cependant, le nombre des élèves croît, celui des professeurs en redingote ou jaquette également. Les chandelles sont remplacées par des becs de gaz dont le fragile manchon est souvent détérioré par le crayon malicieux d’un potache.

Le sport commence à se développer, le Collège possède son équipe de rugby, le R.U.P., maillot noir et blanc, et forme des athlètes pour l’Union Sportive locale.
Mais, si on pratique le sport, on fait aussi du théâtre. Chaque année le Collège donne une ou plusieurs représentations appréciées. Les Anciens de ma génération se souviennent sans doute d’un répétiteur, Mathias, très bon acteur qui animait la troupe.

Plus près de nous, un de ses successeurs, plein de talent, à la fois auteur, acteur, décorateur, régisseur, ai-je besoin de le nommer, notre Jean-Louis et Madame Fouchet qui règle des ballets féériques, donnent avec « Les Gays Escholiers » des sénaces qui sont les grandes soirées de gala de La Châtre.

On s’amuse, mais on travaille bien dans ce petit collège de Province qui a souvent la chance d’avoir à sa tête des Principaux qui le dirigent avec compétence et autorité. Certains plus pittoresques n’ y feront par bonheur que de courts séjours.
Les élèves de ma génération ont connu le principal poète, le principal négligent, le principal méfiant.
Des professeurs excellents y enseignent, certains sont sévères, on les craint, mais on les respecte et on les aime : le père Las, le p’tit François, le p’tit Rotin. Ils connaissent les familles, s’intéressent de près aux élèves et avec eux il n’est pas question de perdre son temps.
Un professeur de français Lescoutras fait la joie de tous par ses fantaisies vestimentaires, ses interventions dans les réunions publiques politiques. C’est un poète réaliste dont les sonnets sont mieux retenus que ceux des symbolistes ou parnassiens du programme.

En 1929, Ô scandale, les élèves du Collège de jeunes filles viennent suivre les cours des classes terminales y créant une saine émulation et en 1934 notre collège de garçons est transformé en collège mixte.
Le nombre des élèves augmente sans cesse et sa renommée grandit ; il est classé troisième collège de France.
Il est doté d’un corps professoral de valeur et un Principal qui nous honore de sa présence aujourd’hui, marque de sa forte personnalité cette heureuse période. Son successeur s’engageait sur la même voie quand il fut brutalement enlevé par une cruelle maladie à l’affection des siens et de ses élèves. Un jeune professeur releva avec bonheur le flambeau.

Mais la vague tant démographique que démocratique déferle sur lui ; en 1960, il est baptisé lycée et ses salles devenant trop petites et insuffisantes, on projette d’abandonner ces vieilles pierres pour construire un établissement moderne qui répondra aux exigences de la vie actuelle, mais qui sera une demeure froide, sans passé, sans âme.

Que deviendras-tu vieux bahut avec tes hauts murs gris et épais, tes salles rustiques, tes cours sombres, ton ambiance familiale où tant de solides amitiés se sont nouées ?

Peut-être fera-t-on de toi un quelconque bâtiment administratif avec ta cour transformée en parking ?
Les jeunes passeront alors près de toi indifférents et les Anciens que nous sommes, seront sans doute les seuls à t’évoquer avec la nostalgie de leur jeunesse lointaine, heureux de se retrouver, comme aujourd’hui, dans l’ambiance sympathique d’une Amicale des Anciens Elèves toujours plus prospère à laquelle chers Camarades, je vous invite à lever vos verres.


M. Georges Toury, qui compte parmi les membres les plus fidèles de l’Association est chaleureusement applaudi et félicité…
Puis la parole est donnée aux chanteurs et raconteurs d’histoires…
On ne se séparera que fort tard dans la nuit, après avoir, par petits groupes, évoqué bien des souvenirs de jeunesse.

Georges Toury

haut de page


 

1959 – Discours de Jean Emmanuel BRESSOLETTE

et

Discours de François VACHER

haut de page


 

1953 – Discours de Jean Emmanuel BRESSOLETTE

et

Discours de Maurice BOURG

haut de page

Allocution prononcée au Banquet 1953
des anciens élèves du Collège Georges Sand
(La Châtre, Indre)

Pierre André LAFAIX, Administrateur en Chef de la France d’Outre Mer

Mes Chers camarades,
J’éprouve une joie aussi profonde qu’inhabituelle, puisque servant en Afrique Noire depuis plus de 13 ans, à me retrouver dans une ambiance aussi sympathique et aussi amicale que celle de notre banquet où la présence de Monsieur François Robert, notre vénéré Président d’honneur, concrétise à nos yeux la chaude affection qu’il n’a cessé de porter à notre Association amicale et à tous ses anciens élèves.
Et je remercie de tout cœur notre cher Président, Monsieur le Sénateur Rotinat, dont la place éminente et si méritée qu’il occupe au Conseil de la République ne saurait faire oublier à l’élève de 1924 le maétre respecté qui lui fit faire sa première composition française, de m’avoir si gentiment offert de présider ces agapes aussi cordiales que succulentes.
Ce n’est d’ailleurs pas sans une certaine réserve que j’avais auparavant répondu à ce sujet à mon ami Lévèque, notre distingué Secrétaire Général qui chaque année se dépense sans compter pour perpétuer amitié et les souvenirs autour de cette table.
Tout d’abord j’avais la lourde tache de succéder dans cet honneur à notre camarade Maurice Cruchon, Directeur de Cabinet de Monsieur Pleven, Ministre de la Défense Nationale qui a présidé l’an dernier avec toute l’autorité que lui confèrent ses hautes et délicates fonctions.
En outre cette présidence à laquelle je suis particulièrement sensible était malheureusement compensée par l’obligation de prononcer le laïus traditionnel.
Or, sans doute par timidité naturelle, j’ai la phobie des  laïus .
D’autre part, le souvenir du chenapan indiscipliné et peu studieux que je fus au collège, après un aîné taillé sur un patron aussi déplorable, sinon plus, me gênait pour accepter la présidence d’un banquet ou de jeunes et brillants lauréats, cumulant les mentions très bien avec les félicitations du jury, viendraient enorgueillir à juste titre notre vieux bahut et apporter la preuve éclatante de l’excellente direction de Monsieur Bressolette et de la haute qualité de l’enseignement qui y est donné par tous les professeurs.
Il faut en effet avouer que nos classes étant alors beaucoup moins nombreuses que maintenant, nous faisions avec Gerbaud aîné, que j’associe en m’excusant à ce tableau du déshonneur -car en vérité il m’apportait une collaboration très étroite dans toutes nos œuvres parascolaires- véritablement tache dans cette pépiniériste clairsemée auprès d’élèves aussi sérieux que Desfougères et Colmar voire aussi austère que Vergne et Thimel. J’en éprouve encore aujourd’hui une honte rétrospective et seule la considération de la bonne conduite et de la studieuse application pendant toute sa scolarité de mon neveu, que j’excuse de son absence forcée, me permet de croire que dans ce domaine la famille est  dédouanée  à vos yeux.
D’ailleurs, notre cher Président, a dû penser avec son indulgence habituelle que ce n’était là que péchés véniels ou défauts de jeunesse.
En tout état de cause il m’était impossible de ne pas déférer à son désir de me voir présider notre banquet, en tant que représentant de trop rares français d’Outre-Mer que compte notre Association.

En effet, mes chers camarades, dans nos vieilles provinces du Centre comme malheureusement dans la France entière, ce que nous appelions avant guerre l’Empire Colonial, et qui est devenu depuis la libération, l’Union française, n’évoque dans l’esprit de la plupart des gens que des idées toujours vagues et confuses quand elles ne sont pas entièrement fausses.
Dans la campagne ce sont tout simplement  les pays chauds , terme sommaire auquel s’attache un préjugé défavorable tenace qui se reflète dans une certaine littérature dont l’exotisme à bon marché nous fait tristement sourire et nous incite, quand nous sommes en congé, à vivre en vase clos, et à ne parler des choses que nous connaissons qu’avec ceux qui les connaissent.
Pour résumer : dans la métropole, où bien on ne parle pas de l’Union française, ou bien on en parle mal.
Quelle différence avec la Grande Bretagne ou il était de bonne tradition d’avoir servi dans les lanciers du Bengale avant de revenir s’asseoir dans la Chambre des Lords.
C’est, pourquoi, puisque l’occasion m’en était offerte avec tant de gentillesse, il devenait pour moi un devoir que d’en parler un peu, en toute franchise, et comme dans une réunion de famille, à ceux qui, comme moi, sortent du même terroir et ont passé leur jeunesse dans cette vieille maison dont la nouvelle dénomination n’a changé ni les murs ni les traditions.
L’Union française, déclarait récemment un de nos anciens ministres de la France d’Outre-Mer, Monsieur Pflimlin, est le pilier de l’Ordre Mondial.
Sans poser le problème à cette échelle, dont seules de très hautes personnalités peuvent posséder les données, tous les français devaient être convaincus que, seule, l’existence de l’Union française, nous permet encore de figurer dans le Conseil des Grandes Puissances.
Malheureusement les évènements vont vite. Il est infiniment probable en effet, qu’en Asie, les Etats associés, beaucoup trop loin des bases métropolitaines, beaucoup trop rapprochés de puissants appuis, ne nous réserveront que d’amères déceptions.

En tout état de cause, les combats qui s’y déroulent depuis bientôt 7 ans empêchent tout construction valable.
En définitive, c’est donc désormais en Afrique et à Madagascar que nous devons mettre tous nos espoirs, reporter tous nos efforts, concentrer tous nos moyens.
Car, sans même parler de Madagascar déjà plus grande que la France, si l’on considère ce bloc colossal qui de Lille à Brazzaville et d’Abéché à Dakar s’étale sur 7000 kilomètres de longueur et 3000 de largeur, et si l’on constate que ce bloc n’est entaillé que par le bassin occidental de la Méditerranée, si l’on réfléchit que par avion Alger n’est guère plus loin qu’une banlieue éloignée, que Dakar n’est qu’à 6 heures d’Orly, que Brazzaville est relié à Paris en moins de 11 heures par les comètes à rèaction d’Air France, on peut légitimement s’étonner que tout n’ait pas été tenté, non seulement pour associer étroitement à notre destin cet hinterland énorme dont l’intérêt économique et stratégique n’échappe qu’à nous-mêmes, mais encore pour garantir son intégrité.
En effet comme le déplore dans son ouvrage  Aux frontières de l’Union française  l’ancien et sans doute futur Ministre M. François Mitterrand, auquel j’ai déjà beaucoup emprunté depuis que je vous parle des questions d’Outre Mer : On a laissé s’envenimer les différents marocain et tunisien sans définir clairement nos principes d’action. On développe l’économie des Territoires d’Outre Mer, créant ainsi de nouveaux besoins sociaux, sans veiller à l’adaptation progressive des institutions publiques.

Enfin nous n’avons pas de politique musulmane alors que nous cohabitons avec 25 millions de fidèles de l’Islam .
Toutefois malgré ces ombres et peut être à cause d’elles, quelle responsabilité exaltante pour tant de jeunes français : ingénieurs, médecins, professeurs… dont l’Afrique a tant besoin, et qui se désolent ou étouffent dans les frontières étroites d’une métropole vieillie et un peu sclérosé, de penser que d’eux peut dépendre l’avenir de la France, voire même, si j’en crois Monsieur Mitterrand, de tout un continent. Mais, hélas, l’adoption rapide des solutions neuves et hardies, seules susceptibles de permettre l’accomplissement de cette œuvre grandiose autant que vitale pour nous, fait encore peur Ç beaucoup, alors que ces peuples de couleur, jeunes et ardents, d’une vitalité débordante, ont déjà chaussé des bottes de sept lieues, alors que, s’il est certain que l’Afrique aura besoin longtemps encore, d’une tutelle extérieure, il faut être persuadé également que la France, elle aussi, ne demeurera une grande nation – dut en souffrir notre orgueil – que par l’existence de ses prolongements africains, d’où sont déjà parties les armées de la libération.
Car c’est dans cette Afrique immense, dont l’énorme richesse minière a fait la fortune de nos voisins belges et anglais, et qui a constitué l’axe stratégique de la dernière guerre mondiale, c’est parmi ces peuples en éveil qui constituent, peut être la force, en tous cas la jeunesse du monde, que repose notre avenir commun.
Il faut donc que nous allions résolument et loyalement, sans préjugés périmés ni restrictions mentales, mais avec le sens de la vraie grandeur française, vers ce monde africain si prenant, avec le désir de le comprendre, avec la volonté de l’aimer et d’en faire un véritable associé et non un serviteur.
Sans quoi, d’autres nations, d’autres empires plus récents, plus dynamiques, qui nous dépassent en progrès techniques, qui ont des populations pléthoriques et pénétrées de leur vocation mondiale, ou des capitaux à revendre, se hâteraient de combler les vides que notre ignorance ou notre égoïsme auraient ainsi créés pour notre ruine morale et matérielle.
Mais, personnellement je n’ose croire à une telle éventualité qui sonnerait le glas de la France et de l’Union française, car si nous sommes la Nation des grandes erreurs, nous sommes aussi celle des grands espoirs et des grandes rédemptions.
Car si la voix de l’Afrique que j’ai entendue si diverse ; à la ville dans les conseils municipaux et les assemblées territoriales ; en brousse dans les dispensaires et les écoles, sur les marchés et les chantiers, dans les cercles évolués comme parmi les peuplades nues et attardées… si cette voix nous reproche indifférence de la métropole, la misère que nous tolérons à côté de certains gaspillages, le racisme que nous n’osons désavouer, et leur suggère d’être les maîtres de leur destin…, ce destin se dessine pour eux dans le cadre de la France où le plus humble d’entre eux sait que la présence française l’a délivré de toutes ses craintes ancestrales et qu’aucune Nation mieux que la France ne pourra lui apporter cette fraternité à laquelle il aspire, et éveiller son âme africaine trop souvent incomprise ou méconnue.
Mes chers camarades, je m’excuse de vous avoir ainsi entraîné, sans doute trop longtemps, et peut être avec trop de conviction, vers des horizons qui me sont devenus aussi familiers que ceux de la Rochaille et du Quérou, et qui sont bien loin, malgré les Comet à réaction, de notre cher Collège George Sand.
J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur, même si vous ne partagez pas tous mes points de vue. Et pour conclure et ne pas faire attendre trop longtemps les danseurs, je lève mon verre à la longue vie et à la prospérité de notre association amicale ainsi qu’à celle de tous ses membres.

haut de page


 

1952 – La photo du banquet

haut de page